Histoire d’un cauchemar : la publication d’une anthologie de la nouvelle du XIX° siècle (1900-1990) ou comment trouver 15000 euros
Cauchemar : pensée affligeante qui nous poursuit sans cesse et dont nous ne pouvons nous débarrasser. Littré
C’est dans les années 1980 que j’ai eu l’idée du projet d’une anthologie de la nouvelle d’expression française qui couvrirait tout le XX° siècle. Le temps était venu, me semblait-il, en cette fin de millénaire, fort d’un certain recul, à l’appui de nombreuses lectures, de constituer semblable volume. Dans mon esprit, il devait représenter la meilleure défense et illustration d’une forme de récit si mésestimée (pour autant que soient rassemblés un nombre suffisant de bons textes, mais croyez-moi ils se pressent au portillon), à être aussi, pourquoi pas, un instrument de travail destiné à rendre service au monde de l’enseignement. Inédit et original puisque n’existe aucun ouvrage de ce type, le projet me paraissait si évident, si nécessaire que je me mis en quête de le réaliser. Mais j’allais vite déchanter.
les années 1980-1991
L’histoire de ces années, c’est pour moi une succession d’échecs auprès d’éditeurs français, belges, suisses ou québécois, grands, petits, moyens, qui se soldent tous par un refus (La foi ne soulève pas la nouvelle). Un bilan désastreux qui s’établit comme suit : deux tentatives en 1980, neuf en 1981, six en 1982, une en 1983, deux en 1984, deux en 1985, trois en 1986, deux en 1988, une en 1989, deux en 1990. Soit trente échecs, auxquels il convient d’ajouter, l’une ou l’autre démarche informelle. Les réponses ne variaient guère d’un éditeur à l’autre – même de nouvellistes-éditeurs comme Paul Fournel ou Gérard Klein : de louer le projet, d’apprécier plutôt mes choix, mais d’exprimer une fin de non-recevoir en raison des droits d’éditeur qu’il faudrait débourser avant de commencer quoi que ce soit (aucun auteur n’étant tombé dans le domaine public), avec comme effet de rendre quasi inabordable le prix du livre sur le marché. Je passe sur l’éditeur communiste qui réclame Aragon, Elsa Triolet, sur l’éditeur belge qui s’étonne du peu de Belges retenus, sur cette lettre expédiée aux éditions Belfond qui échoue chez Julliard, sur l’accusation de faire une anthologie « Gallimard » (qu’y puis-je si la majorité des nouvellistes majeurs du XX° siècle figurent dans son catalogue ?). Une fois, je crus toucher au but : lorsque Pascal Quignard, alors membre du comité de lecture chez Gallimard, m’invita – je croyais rêver– à lui soumettre les sommaires de deux volumes qu’il verrait bien figurer en Folio, l’un pour la nouvelle française, l’autre pour la nouvelle hors Hexagone. Invitation à laquelle je m’empressai, on s’en doute, d’accéder. Heureusement, le service commercial veillait pour le rappeler à l’ordre et moi à la réalité. Et de recevoir cette lettre, qui me disait sans ménagement que « les services de diffusion et de distribution continuent d’estimer extrêmement difficile de sensibiliser le grand public aux nouvelles, qui font partie d’un genre tout à fait dépassé. » (14 juin 1988) Dur, non ? *
les années 1991-2004
En 1991, je décide de mettre fin – provisoirement, je le sais – à ces tentatives et d’oublier ces déconvenues à répétition. Et le temps passe. Jusqu’au jour où je reçois en avril 1999 une lettre de Claude Seignolle, cet auteur qui a fait du fantastique le sel de ses nombreux recueils : il a lu la fiche que je lui avais consacrée dans mon Tour du monde de la nouvelle en 80 recueils, il l’a appréciée (je disais évidemment du bien de son recueil, Les Chevaux de la nuit et autres récits cruels, 1967), et il m’invite à prendre contact avec lui (sous le coup de l’enthousiasme : rares sont les universitaires qui évoquent son nom, il s’était empressé d’acheter mes deux bibliographies de la nouvelle !). Ce que je fais. Et de m’avertir alors d’un projet qui devrait m’intéresser : la directrice d’Omnibus, où il a publié quatre volumes de Contes, récits et légendes du pays de France, prépare une anthologie de la nouvelle du XX° siècle ; elle s’est déjà mise en rapport avec plusieurs personnes, qu’elle doit oublier au plus vite, m’assure-t-il quand elle me connaîtra ( !). La machine s’emballe à nouveau… Je prends rendez-vous avec la directrice, une personne charmante, je la vois en mai, je la revois… et elle marque son accord. Non seulement pour une anthologie du XX° siècle, mais pour une autre du XIX° siècle. Et j’aurai carte blanche (Le bonheur est dans les nouvelles). Comme le volume du XX° siècle posera problème en raison de ces droits élevés d’éditeur (La peste soit de ces éditeurs), décision est prise de publier en premier celui du XIX° siècle. Je concocte un sommaire, d’où sont exclus les textes les plus connus de Maupassant, de Mérimée, par exemple, puisqu’on les retrouve dans toutes sortes d’anthologies thématiques, pour ouvrir la curiosité à d’autres noms, ou tombés dans l’oubli, ou encore célèbres mais auxquels on ne songe pas. Après dix mois, en février 2001, sort un volume de 851 pages.
Pendant ce temps, je reprends mon projet de l’anthologie du XX° siècle, et, après discussion avec Mme Vincent, je le modifie. **
Ecartées l’idée de dresser un bilan de la nouvelle française et un autre de la nouvelle francophone, l’idée de proposer un choix de textes qui seraient comme les meilleures nouvelles du siècle. Ecartée en fait toute intention de brosser un panorama « esthétique » du genre, destiné à illustrer son évolution à travers un siècle. Comme je l’avais déjà voulu, mais de manière moins nette, pour l’anthologie du XIX° siècle, il m’est apparu plus judicieux (Omnibus ne s’adresse pas à des spécialistes : heureusement dirais-je) d’offrir un ensemble de textes (quelques-uns signés par des Francophones) qui témoignent des mille et une facettes de la réalité historique, sociale…du XX° siècle. Car pourquoi faut-il se tenir aux seuls exemples tirés des romans, pour rendre compte de cette réalité ? La nouvelle, on doit le savoir, est pour ce propos un grand réservoir de textes dans lequel il n’y a qu’à puiser. Ces images du XX° siècle au travers de la nouvelle, je les ai groupées autour de quatre grands et larges thèmes – par là je me suis imposé de ne pas toucher aux domaines du fantastique et de la science-fiction. Voilà qui tiendra, relèvera-t-on, d’une démarche assez didactique/pédagogique. Je la revendique, car je crois que c’est là une manière attractive de rendre hommage à la nouvelle, qui vit tant à l’ombre du roman.
Deux critères ont présidé au choix des textes.
-la nouvelle doit raconter une histoire. Même si la nouvelle-instant, caractérisée par l’absence d’éléments anecdotiques, est la grand nouveauté du genre au XX° siècle, il m’apparaît que, pour amener un lecteur à aimer lire des nouvelles, il faut lui proposer d’abord des textes narratifs qui graves, dramatiques, qui singuliers, extraordinaires, qui drôles, nimbés de fantaisie, d’humour… (Mon expérience d’enseignant me l’assez appris) On n’aborde pas la découverte d’un Prokofiev par ses sonates pour piano mais par sa Symphonie classique. . » Nierez-vous que nous éprouvons parfois un plaisir physique à lire, que nous avons besoin d’histoires, que nous sommes toujours par un certain côté des enfants avides d’images et de contes, et que c’est sain d’en faire part. », a écrit Daniel Boulanger.
-les textes seront privilégiés et pas les noms. Je le répète, mon propos n’est pas historique. D’où le choix parfois de nouvellistes occasionnels, d‘où la présence de deux textes d’un même auteur ; d’où, à l’inverse, l’absence de certains noms (je ne révélerai pas lesquels !) portés par la mode et ou par une certaine critique. J’ai toujours voulu choisir les textes (J’ai souvenir du numéro spécial de Plein Chant en 1987, un collectif publié par mes soins, où certains auteurs que j’appréciais m’avaient adressé des textes que je n’aurais jamais retenus).
Tout choix est, on le sait, subjectif. Comme il s’agit en outre pour beaucoup de noms toujours vivants, quelle attitude adopter ? Ménager un peu, beaucoup, pas du tout les susceptibilités ? J’ai pris une fois pour toutes la décision de ne retenir que les textes dont j’ai gardé le meilleur souvenir (il y en a d’autres bien sûr) et que je rêvais de voir figurer dans un même ensemble. Quitte à être injuste. La meilleure anthologie est celle que l’on fait pour soi-même, a écrit Paul Eluard.
Revenons à Omnibus.
Tout semble se présenter sous les meilleurs auspices : Gallimard, à la surprise de la directrice habituée à traiter durement avec la maison (plus d’un tiers des textes en sont originaires), donne son aval. Les autres éditeurs ne pourront que suivre… Aussi la préparation du volume est-elle menée rondement. – Fin prêt pour l’impression, les épreuves corrigées et l’illustration pour la couverture choisie, le volume est annoncé dans le catalogue Omnibus et sur la toile. L’on arrive en 2002. Et – comment aurais-je pu l’imaginer ? – les choses se gâtent subitement : la publication est retardée, puis reportée. Parce que, contre toute attente de la directrice, le volume du XIX° siècle n’a pas rencontré le succès escompté. Tout cela pour dire qu’il s’est mal vendu, très mal vendu même (1443 exemplaires en 2000 sur un total prévu de 6124). Et la suite ne sera pas meilleure : 19 en 2001, 45 en 2002, 45 en 2003, 114 en 2004. Le service commercial de rechigner dès lors à s’engager dans une autre aventure. Le temps passe. Et le pire arrive : en 2004, le volume du XIX° siècle est envoyé au pilon ; celui du XX° siècle, abandonné définitivement.
les années 2004-2017
Il faudra attendre quatre années pour que le projet revienne à la surface. A l’occasion de la sortie de mon Tour du monde de la nouvelle de A à Z, je fais la connaissance des éditeurs de La Chambre d’échos, belle petite maison d’édition parisienne de qualité, qui se déclarent intéressés par le volume. Plusieurs rencontres ont lieu. Ils reprennent les textes que j’avais conservés (dans l’entretemps, Omnibus a marqué son accord) ; après quelques discussions à propos de certains textes à garder ou à remplacer, ils numérisent les textes, recontactent les éditeurs. Tout cela prend évidemment du temps. Pour arriver en 2016 à estimer que les droits d’éditeurs seraient finalement de 150000 euros. Somme que ni eux ni moi n’avons évidemment.
Donc la panne. Définitive ?
Quels sont les enseignements à retenir de tout cela ?
-faire du seul terme de « nouvelle » le mot-vedette d’un titre d’une anthologie de textes courts s’avère presque suicidaire. Le terme n’est porteur de rien, n’incite pas à la lecture, à la curiosité, etc. : c’est un fait. Pire : je ne suis pas certain que proposer des anthologies plus spécifiques comme Nouvelles françaises fantastiques, ou des Nouvelles françaises policières du XX° siècle eût mieux réussi, tant ces deux type de nouvelles sont à peine connus d ‘un large public (Il est frappant qu’on n’ait jamais publié un volume avec les seules nouvelles de Simenon). On aura beau dire, on aura beau faire : le terme de « nouvelle » n’est pas commercial. Ainsi le voit-on même disparaître de la page de couverture – le comble ! de ces ensembles de textes de Maupassant parus fin 2004 au Livre de Poche et chez Bouquins.
-lancer une anthologie de nouvelles qui ne reprend pas pour une fois les titres habituels aurait laissé espérer qu’on s’y intéresserait. Notamment la presse. Eh bien, non ! La plupart des comptes rendus du volume du XIX° siècle, signés par des journalistes (aucun du Monde, du Figaro, de La Croix) se sont contentés de recopier l’un ou l’autre passage de la quatrième de couverture (ont-ils ouvert le livre ?), avec parfois ce genre de réserves (comme contre-publicité) : « …le poids du livre le rend un peu encombrant sur les plages. » Et la non -lecture atteint des proportions vertigineuses chez ce journaliste – belge – qui avait cru que l’auteur de François Picaud, histoire contemporaine, ébauche du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, était…François Picaud ?
-alors que le XX° siècle n’est pas le moins intéressant, le moins vivant dans une histoire de la nouvelle, tout se passe comme s’il n’existait pas. C’est que la nouvelle du XX° siècle subit la concurrence écrasante non seulement de la nouvelle étrangère mais encore de la nouvelle du XIX° siècle estimées supérieures (ainsi l’anthologie des Nouvelles des siècles futurs parue chez Omnibus en 2004 comporte-t-elle plus de textes étrangers que de textes français). Il y a un problème insoluble avec la nouvelle du XX° siècle. Et pendant ce temps les années 1995-2004 ont vu paraître cinq anthologies de la nouvelle du XVII° siècle…
*Pour les choix opérés, je renvoie à mes Etudes IV, p.242-243.
**Voir ibid., p.246-147.