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Short story

Et quand le « liseur de nouvelles » devient le héros d’une nouvelle.  C’était en novembre 1992 quand je repartis du Festival Nova sans une de mes pipes, que retrouva et me renvoya Jacques Fulgence, accompagnée de ce texte :

 

Ayant exploré pour la troisième fois la poche de son blazer, René Gaudierne dut se rendre à l’évidence : il avait perdu sa pipe.

Il rangea ses notes avec une grimace de contrariété, insensible aux applaudissements nourris qui saluaient sa péroraison.  Question applaudissements nourris, de toute manière, René Gaudierne était quelque peu blasé. Le Pape du short, comme on l’appelait dans les milieux couturiers parce que c’était lui qui tenait à jour le grand Catalogue, était incollable sur cette pièce vestimentaire, injustement réputée mineure, dont il s’était fait l’historiographe zélé.  Aussi sollicitait-on fréquemment son concours. Foire de la fesse par-ci, symposium acrylique-polyester par-là. Il discourait avec un égal bonheur de l’ourlet post-romantique, de la doublure québécoise, de la typologie de la braguette – et chaque fois, chaque fois, il faisait un tabac.

Quand il avait sa pipe, naturellement.

En l’occurrence, il avait accepté de quitter son lointain Luxembourg pour venir causer du « short coquin » au salon de Quartigny : à tout prendre, voilà qui était plus amusant que le sempiternel débat sur l’essence vestimentaire du short, sur la hiérarchie short/bermuda, sur les raisons profondes qui poussent certains à tailler court, et autres pantalonnades de saison. Mais cette histoire de pipe perdue l’avait tracassé pendant tout le temps de sa causerie.  Il sortit de la salle de conférence l’oeil terne et le front soucieux.  Non qu’il fût spécialement en manque de nicotine : à la vérité, René Gaudierne était en manque de lui-même – car de cet objet, le seul au monde auquel se puisse appliquer l’épithète culotté, il avait fait le symbole ostensible de son personnage et de sa fonction.

Nul n’aurait pu imaginer le Pape du short sans sa bouffarde.  Noire, tuyau droit, fourneau personnalisé (la maison Machprot de Saint-Claude l’avait façonné selon ses propres directives), elle empuantissait depuis trente ans le petit monde de la culotte courte francophone. Mais naturellement aucun coupeur, aucune cousette ne s’était jamais enhardi à protester contre le pestilentiel accessoire, de peur de voir ses modèles disparaître du grand Catalogue.

René Gaudierne traversa d’un pas nerveux le vaste hall où se tenait le salon. Vérifia par acquit de conscience qu’il n’avait pas laissé l’objet au vestiaire. Interrogea les auteurs, du plus succinct slip-styliste au plus volubile caleçonnier baroque, en passant par le nostalgique de la barboteuse, le roi du panty et l’effilocheur de jeans. Même, il visita l’une après l’autre les cabines d’essayage : en vain.

L’après-midi s’achevait. L’historiographe dépipé avait un train à prendre. Renonçant à sa quête infructueuse il s’en fut saluer la président de l’association Jeune haute-couture. C’était une femme d’une grande élégance, avec un beau regard grave et quelque chose de pathétique dans l’articulation des consonnes labiales.

– Vous offrirai-je un jus d’orange, Maître ?
– Non, merci, fit-il sobrement.
– Un fruit, alors ?
– Non plus.
Au moins, insista la présidente alarmée d’une si soudaine mélancolie, au moins acceptez en cadeau notre short-souvenir …
– C’est très aimable à vous, mais non.
– Eh bien … quelle chose vous ferait plaisir, Maître ? Dites-moi, je vous en prie, dites-moi …
– Une pipe, avoua-t-il dans un soupir.
Elle entrouvrit la bouche et stoppa fugitivement le geste d’ajuster sa voilette. Son souffle parut manquer un bref instant, mais c’est à peine si ses pommettes rosirent.
– Bien sûr, dit-elle. Je manque à tous mes devoirs, pardonnez-moi…

Elle ôta sa voilette et le dévisagea avec une hardiesse inattendue, à la fois honteuse et gourmande. Ses lèvres frémissaient. Puis, tirant un rideau au-dessus duquel on pouvait lire Toilettes-téléphone, en souriant elle lui fit signe de la suivre.

Le Pape du short en oublia tous ses tracas. Il se sentait frétillant comme un poisson-lune, et extrêmement, extrêmement ragaillardi.

D’abord, parce que cette petite surprise valait bien à elle seule le déplacement. Et tant pis pour la bouffarde.

Mais surtout, surtout, parce qu’il tenait enfin sa revanche sur ces imbéciles de français qui n’arrêtent pas de raconter de soi-disant « histoires luxembourgeoises », en se gaussant des natifs du Grand Duché. Se faire affûter le crayon, gratis, et par une femme belle comme le jour, simplement parce qu’elle a compris un mot de travers ! Les copains allaient bien se marrer, là-bas, à la brasserie Vauban, quand il leur raconterait cette succulente histoire française…

L’ami Albert se tapait sur les cuisses.
– Ah nom de Dieu ! Ah nom de Dieu, elle est bien bonne ! Alors comme ça, derrière le rideau, elle t’a … enfin tu t’es fait …

Le sourire rétrospectif qui flottait sur les lèvres de René Gaudierne se voila de nostalgie, avant de s’évanouir peu à peu. A travers les vitres embuées de la brasserie Vauban on voyait la neige tomber à gros flocons.

– Pas exactement, bougonna-t-il en tirant un objet de sa poche.

C’était une boîte en carton. Il y avait une pipe à l’intérieur.

– J’ai reçu ça de Saint-Claude ce matin. C’est la présidente elle-même qui a passé la commande.
– Bon. Mais raconte… derrière le rideau…
– Derrière le rideau, elle m’a demandé comment je la voulais, ma pipe. J’ai répondu : « faites au mieux, madame ».  Alors elle a décroché le téléphone, et elle a appelé la maison Machprot pour leur dire de me refaire exactement le même modèle.

Le Pape du short planta la bouffarde vide au coin de sa lippe et téta un long moment en silence. Puis il ajouta sans amertume réelle :

– Ce qui me chagrine le plus, tu vois, c’est qu’il y a un truc que je ne saurai jamais : si cette femme est une oie blanche qui ne connaît que les pipes en bois, ou si elle s’est vraiment imaginée que je parlais d’autre chose. Merde, je suis bien certain de l’avoir vue faire le taille-crayon avec sa bouche…
– Est-ce que ça ne serait pas des fois de l’humour français ? subodora Albert.

J. Fulgence – novembre 1992

Publié dansSouvenirs d'un liseur de nouvelles