Mon souvenir le plus extravagant ? Les deux affaires Epaud auxquelles je fus mêlé activement.
En novembre 1987, je fus contacté par un certain Philippe Epaud. Ancien libraire, ancien conseiller littéraire, et futur ancien éditeur comme on va le voir, il avait le projet de lancer une maison d’édition, qui ferait la part belle à la nouvelle; manquant d’expérience, il sollicitait, dans ce domaine particulier, ma collaboration. J’acceptai sans hésiter (sans réfléchir dirais-je plus tard), trouvant là une belle occasion d’entrer un peu dans le monde de l’édition contemporaine.
Pendant plusieurs mois, nous nous rencontrâmes à Paris dans un café près de la Bibliothèque Nationale. Il était toujours le premier au rendez-vous, et, cela finit par me frapper, il avait déjà réglé sa consommation : j’aurais dû me douter de quelque chose. Mais de quoi ? Les choses semblaient se mettre en place : les contacts avec les banques, la Direction du Livre avançaient (Epaud n’avait pas d’argent); le programme éditorial prenait forme : huit titres en 1989, dix en 1990. De mon côté, j’avais proposé deux manuscrits qui avaient été acceptés avec enthousiasme : l’un de Christian Congiu, dont ce serait la première publication, l’autre de Jean Fougère, qui avait repris du service – Michel Marx, lui, peaufinait un manuscrit qui allait être incessamment examiné. Les choses commencèrent à se gâter à la sortie du premier livre fin 1988 : une étude sur la Roumanie, écrite conjointement par une spécialiste française et une journaliste roumaine. Qui ne mirent pas longtemps à s’apercevoir que le livre n’était diffusé nulle part ! (Or c’était l’époque où les télévisions nous abreuvaient d' »images » d’un pays en révolution). Une réunion (au café Wepler) s’en suivit avec l’éditeur, ses auteurs et moi, au cours de laquelle Epaud, pour se justifier, prétexta avoir reçu par téléphone des menaces de mort pour lui et sa famille ! Personne n’y comprenait mais, et la victime s’obstinait à rester dans le flou. Néanmoins, promesse fut faite de donner le feu vert à la distribution. Je laissai alors Epaud à ses affaires pour m’occuper des recueils de Congiu et de Fougère qui étaient, en mars 1990, sur le point de paraître (le second sortait en même temps un roman).
Quand je fus convoqué à une assemblée générale provoquée par les coauteurs de l’étude sur la Roumanie. Elles avaient mené leur enquête : le livre n’était toujours pas diffusé, parce que l’imprimeur n’était pas payé, l’argent emprunté avait été utilisé en grande partie à nourrir la famille Epaud. Et de sommer l’indélicat de contracter un nouveau prêt sinon c’était le procès assuré. Ce qu’il accepta, en cédant en outre ses droits. Lorsque j’appris, en quittant les lieux, que le nouveau prêt était déjà signé (la maison des parents avait été hypothéquée), qu’il avait servi à régler un nouvel imprimeur pour les livres de Congiu et de Fougère, je me dis que je devais abandonner au plus vite le navire (était-ce même un navire ? n’était-ce pas plutôt le rêve d’un enfant qui désirait un navire ?). Pourquoi ne le fis-je pas ? (malgré les abjurations de ma compagne, qui, comme toujours, voyait clair). Peut-être parce que je croyais pouvoir sauver les textes de Congiu et de Fougère que j’avais embarqués dans cette drôle de galère.
Mais mon entêtement, qui confinait à la stupidité je le concède, ne servit à rien. Tous les deux constatèrent assez vite que leurs ouvrages, dont la presse avait rendu compte, et en bien, n’étaient eux aussi en place nulle part. L’argent avait servi à nouveau à autre chose. Nous en vînmes même à subodorer qu’Epaud, qu’il n’était plus possible de joindre (téléphone coupé), faisait directement de la vente aux libraires sans passer par son diffuseur. Pour le coup, c’en était fini : Philippe Epaud n’était qu’un escroc mais de première (il mentait si angéliquement). Et Congiu et Fougère (lui qui avait été publié par Gallimard) n’eurent de ressource que de récupérer le plus d’exemplaires de leurs livres, vivant là le drame de ces auteurs floués de La Pensée Universelle (de fait, le premier fut accusé d’avoir publié à compte d’auteur).
Mais mes rapports avec Epaud, une sorte d’extravagant, dans la lignée de ces personnages singuliers de nouvelles qui parcourent l’histoire du genre au XXe siècle, étaient loin de se terminer puisque, depuis début 1989, j’étais aux prises avec ce collectif de nouvelles érotiques dont il avait eu l’idée. Je passe sur les démarches pour obtenir l’accord des auteurs choisis (1), sur les lettres de rappel pour recevoir les manuscrits à temps. Je corrige, en mars 1989, les épreuves; je contacte un jeune photographe pour la couverture; Livres Hebdo annonce la parution prochaine du livre; rendez-vous est pris un 8 décembre, pour son lancement dans une librairie parisienne; et, puis, j’apprends, par Congiu, patatras !, que le livre reste bloqué au flashage à Toulouse, parce que rien n’est payé… A mon tour d’avoir été grugé ! Pire encore, je finis par réaliser que les épreuves ne sont pas parvenues aux auteurs, sauf ceux de la région parisienne, qu’Epaud m’avait fait supprimer le texte d’une Québécoise, Anne Dandurand, sous le prétexte qu’elle se montrait trop exigeante, alors que, j’en eus la confirmation, lors de mon passage à Montréal, elle n’avait rien reçu ! Ah ! le beau mythomane que voilà ! Je passe à nouveau sur les démarches pour récupérer les épreuves, sur les lettres aux auteurs qui s’impatientait, sur les recommandés adressés à Epaud, qui me reviennent; et je me retrouve au printemps 1990 avec sur les bras un recueil dont j’étais assez satisfait mais au destin bien compromis.
Et c’est peut-être parce que je l’aimais ce recueil que je me mis en tête de le publier ailleurs. En mai 1990, je le proposai aux éditions Régine Deforges en supprimant – lâchement – tout le mal, le mot est faible, que je disais des récits érotiques de sa fondatrice). Son jeune directeur littéraire, Stéphane Leroy, se déclara intéressé. Mon seul souhait était que le recueil paraisse vite afin que les participants, qui se montrèrent toujours conciliants, ne reprennent pas leurs textes. Souhait pieux, qui ne fut jamais exaucé : malgré une nouvelle entrevue, fin 1990, avec ce Leroy, qui en vint même à parler d’à-valoir; malgré deux lettres de rappel en 1991. Reverrais-je un jour les épreuves ? J’en doute… Mais de grâce qu’on ne me parle plus de Philippe Epaud.
(1) Françoise Brégis, Anne Dandurand, Claire Dé, Olivier Delau, Véronique Emmeneger, Daniel Gagnon, Pierre Gripari, Jean-Claude Hauc, Jean Raymond, Michel Marx, Cécile Philippe, Marie José Thériault, Anne Villeneuve, Daniel Walther, et trois auteurs qui avaient choisi un pseudonyme. Un seul refus : Belen, soit Nelly Kaplan, qui, après avoir eu connaissance des noms des participants, ne donna plus signe de vie : mais elle se prend pour qui celle-là!