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Un Jeu de 18 échecs

La palme du plus douloureux souvenir, le premier au hit-parade de mes déconvenues, revient indiscutablement à la suite d’échecs que j’ai rencontrés à vouloir placer mon projet d’une anthologie de la nouvelle au XXe siècle – d’autant que la plaie n’est pas près de se refermer puisque, à l’heure où j’écris, je continue à m’obstiner.

C’est dans les années 1980 que j’eus l’idée d’un tel projet, inédit et original, car il n’existe toujours pas, en cette fin de siècle, une anthologie de la nouvelle d’expression française au XXe siècle. Dans mon esprit, elle devait constituer la meilleure défense et illustration d’une forme de récit si mésestimée (pour autant que soient rassemblés un nombre suffisant de bons textes, mais croyez-moi ils se pressent au portillon), être aussi un instrument de travail destiné à rendre service au monde de l’enseignement par exemple. L’histoire des années 1980-1991 c’est pour moi (entre autres : heureusement !) une succession de démarches auprès d’éditeurs, français, suisses ou québécois, grands, petits, moyens, qui se soldèrent toutes par un échec (la foi ne soulève pas les nouvelles).  Mon triste bilan s’établit comme suit : 2 tentatives en 1980, 7 en 1981, 4 en 1982, 1 en 1984, 1 en 1985, 1 en 1988, 1 en 1990, 1 en 1991.  Soit 18 échecs, auxquels il convient d’ajouter plusieurs démarches informelles.

Les réponses ne variaient guère d’un éditeur à l’autre – même de nouvellistes-éditeurs comme P. Fournel, G. Klein : elles louaient le projet, appréciaient assez mes choix, mais regrettaient de ne pas accepter en raison des droits d’éditeur qu’il faudrait consentir avant d’entreprendre quoi que ce soit, avec comme effet de rendre quasi inabordable le prix du livre rendu sur le marché.  Je passe sur l’éditeur communiste qui réclame des auteurs maison comme Aragon, Triolet, sur l’académicien belge, consulté je me demande encore pourquoi, qui s’étonne du peu de Belges retenus, sur cette lettre expédiée aux éditions Belfond qui échoue chez Julliard, sur l’accusation de plusieurs de faire une anthologie « Gallimard » (qu’y puis-je si la majorité des bons nouvellistes du XXe siècle y furent publiés ?), sur cette idée qui m’effleura de contracter un prêt personnel à ma banque pour « subventionner » l’entreprise…

Une fois, je crus toucher au but : lorsque Pascal Quignard, qui me reçut chez Gallimard, s’avança – je croyais rêver – à me demander de me soumettre les sommaires de deux volumes qu’il verrait bien figurer en Folio, l’un pour la nouvelle française, l’autre pour la nouvelle hors hexagone.(1) Heureusement, le service commercial veillait pour le rappeler à l’ordre, et moi à la réalité : la lettre qui me stipulait que « les services de diffusion et de distribution continuent d’estimer extrêmement difficile de sensibiliser le grand public aux nouvelles, qui fait partie d’un genre tout à fait délaissé. » (14.VI.1988) est une des plus terribles que j’ai reçues.

Arriverais-je à convaincre un éditeur à ne pas raisonner en termes de rentabilité financière immédiate ? A ne plus avaler les couleuvres des a priori qui courent sur la nouvelle ? (Jacques Sternberg me confiait que si les anthologies de nouvelles aux éditions Planète dans les années 1960 avaient rencontré un franc succès elles le devaient aux deux mots attractifs qui désignaient la série, Les Chefs-d’oeuvre de…). Après tout n’a-t-il pas paru une anthologie de la raclette ? Je ne perds donc pas courage; mais parfois j’en viens à penser qu’un jour j’apprendrai la publication d’une anthologie de la nouvelle française au XXe siècle qu’aura signée un certain X (ou Y). Et ce souvenir-là, je ne le raconterai pas.

(1) Les sommaires figurent dans mon Premier Supplément, p.214-215

Publié dansSouvenirs d'un liseur de nouvelles