80. Jacques Sternberg, Histoires à dormir sans vous (1990)
Jacques Sternberg (né à Anvers en 1923) est romancier : Le Délit (1954), La Sortie est au fond de l’espace (1956), Un Jour ouvrable (1961), Toi ma nuit (1965), Sophie, la mer et la nuit (1976), Le Shlemihl (1989), pamphlétaire : Lettre aux gens malheureux et qui ont bien raison de l’être (1972), Lettre ouverte aux Terriens (1974), Dictionnaire des idées revues (1985), essayiste : Une Succursale du fantastique nommée science-fiction (1958), Roland Topor (1978) et journaliste, chroniqueur, préfacier, etc. Il laisse 16 recueils de nouvelles : 1. sous le nom de J. Bert, Angles morts (Bruxelles [1944] 3 textes) – 2. ibid., Jamais je n’aurais cru cela ! (Bruxelles, Ed. de la Nouvelle Revue Belgique, 1945, 11) – 3. La Géométrie dans l’impossible (Paris, Arcanes, 1953 – éd. introuvable – rééd. : La Géométrie dans l’impossible, Paris, Le Terrain Vague, 1960, 112) – 4. La Géométrie dans la terreur (ibid., 1955, 6 + 1 du 3) – 5.Entre deux mondes incertains (Paris, Denoël, 1957, 27 dont 2 du 4 – « Présence du Futur 21 » – rééd. chez Denoël, en 1973 : 29 + 2 du 4, mais 3 non repris, en 1985 : 31 + 2 du 3, 2 du 4, 3 du 6, 4 du 7, 2 du 8) – 6. Univers zéro (Verviers, Marabout, 1970, 4 + 11 du 3, 1 du 4, 7 du 5) – 7. Futur sans avenir, nouvelles (Paris, Laffont, 1976, 6 dont 3 du 4 – Livre de Poche 7017) – 8. Contes glacés (Verviers, Marabout, 174, 142 + les 111 du 4, 4 du 5, 10 du 6, 2 du 6 – réed. en 1998 : éd. Labor, Espace Nord junior ( !), 99 textes- avec une page de couverture affreuse) – 9. Contes servis froids, inédit(Festival de la Nouvelle de Saint-Quentin, 1986, 46) – 10. 188 contes à régler (Paris, Denoël, 1988, 182 + 1 du 3, 5 du 8 – « Présence du Futur 474 »- Folio 3059, avec une préface de l’auteur datée de 1998) – 11. Histoires à dormir sans vous(Paris, Denoël, 1990, 76, 301 p. – Folio 2496 – Trois textes sont des versions remaniées de textes parus d’abord in 8 : L’Horticulteur, L’Inconnu, Le Tricot) – 12. Histoires à mourir de vous (ibid., 1991, 69 – Folio 2699) – 13. Contes griffus (ibid., 1993, 142) – 14. Dieu, moi et les autres (ibid., 1993, 132) – 15. Prémices (Festival de la Nouvelle de Saint-Quentin, 1996, 7) – Trois textes ont paru seuls : 1. Le Raccourci (Bruxelles, « Cyrano » [1948]) – 2. L’Architecte (Paris, Le Terrain Vague, 1960) – 3. L’Anonyme, conte inédit (Bruxelles, Ed. de Botanique, 1989). -16. Si loin de nulle part (Les Belles Lettres, 1998, « Le Cabinet noir », 116 + 7 du 3, 30 du 8). Avec 1089 textes répertoriés à ce jour, J. Sternberg peut se targuer d’être le nouvelliste le plus prolifique du XXe siècle ! Dans les années 70, il fit beaucoup pour la diffusion et la reconnaissance de la nouvelle française des XIXe et XXe siècles, de la nouvelle étrangère aussi avec la série des anthologies Planète : Les Chefs-d’oeuvre du fantastique, Les Chefs-d’oeuvre de l’épouvante, etc. Depuis toujours, il ne cesse de militer pour le genre de la nouvelle : « Écrire un roman de plus de 250 pages est à la portée de n’importe quel écrivain plus ou moins doué […] Mais écrire 270 contes, généralement brefs, c’est une autre histoire. Ce n’est plus une question de cadence, mais d’inspiration, cela demande 270 idées. » (préface aux Contes glacés), « … je ne vibre vraiment qu’en écrivant des nouvelles – avec chutes et sujets bien précis – et je naufrage généralement au cours d’un roman. D’ailleurs, je n’en lis presque jamais, je m’y ennuie. Même en dessous de trois cents pages, je les trouve presque toujours épuisants, interminables, et si souvent radotés par d’autres. » (Nouvelles Nouvelles, n°23, été 1991, p.40), « Après avoir publié une vingtaine de romans généralement étirés en une suite d’épuisantes anecdotes, il écrivit un jour un recueil de nouvelles sans se rendre compte qu’il s’attaquait à un genre qui supportait mal le manque absolu d’imagination et la prolixité dans le vide. » (Contes griffus, p.134)
La charge que mène inlassablement J. Sternberg contre le roman débouche sur une forme de récit qui en est aux antipodes. D’où ce parti pris dans Histoires à dormir sans vous de rassembler dans un recueil un nombre élevé de textes (76, et non 80 comme indiqué en quatrième de couverture), qui se caractérisent par des dimensions réduites à l’extrême : 18 ne dépassent pas les 20 lignes; 50, les 10 pages; 5 font entre 10 et 20 pages; seul un texte atteint les 27 pages. Deux chiffres sont éclairants : 12 n’excèdent pas les 10 lignes; 20, les 2 pages. Pareille accumulation, non seulement de textes mais de textes aussi brefs, pose le problème de la lecture d’un recueil de nouvelles. J. Sternberg confère un rythme de lecture qui déconcertera le familier du genre long car on ne peut pas lire d’affilée, on doit sans cesse s’arrêter.
La recherche de l’ultra-bref (termes de l’auteur dans la préface des 188 contes à régler) se fonde sur une double pratique – achevée – tout à fait systématisée :
– la pratique de la densité : dire le plus de choses en peu de mots, se tenir à l’essentiel d’un sujet et à partir de l’idée qu’il représente ou implique. Ce n’est pas un hasard si les textes, rangés par ordre alphabétique (une habitude), se composent d’un seul mot, qui, après lecture, se révèle être le seul possible, pris dans son sens littéral ou non, parce qu’il suffit à saisir tout d’un personnage, d’une vie : La Dactylo, Le Froid, La Hantise, Le Quémandeur, La Star.
– la pratique du retentissement : à partir d’événements inscrits dans un fantastique insolite, les textes les moins nombreux, ou dans une certaine réalité, où règne l’humour, où tendresse et méchanceté alternent, élire le sujet le plus étonnant, le plus percutant, le plus provocant, le plus paradoxal, etc., pour le mener inexorablement à son point culminant, soit la chute, la parfaite finale-choc (J. Sternberg est le nouvelliste du XXe siècle qui a le plus pratiqué la nouvelle à chute, que refusent tant les nouvellistes contemporains) : un amnésique retrouve ses souvenirs, mais ils sont tellement laids qu’il perd la raison (L’Amnésie), une femme referme la fenêtre derrière elle avant de se jeter dans le vide (La Courtoisie), Eve lance à Adam qu’il n’est pas son type (Le Début), une femme a tellement d’amants qu’elle engage un détective pour lui arranger son emploi du temps (La Filature), sans le savoir parce qu’il était trop saoul, un homme passe la nuit avec … Ava Gardner, qui fut, on le rappelle, une des plus belles actrices du monde (Le Lendemain), « – Vous m’aimez donc vraiment ? lui demanda-t-il. Elle hésita avant de répondre. Elle se maria avec un autre, eut un enfant, se lassa, divorça. Ensuite, elle se tourna vers lui. – Oui, répondit-elle, pourquoi ? » (L’Approche, p.14), « Indolente et toujours lasse, elle n’avait jamais eu la curiosité de regarder son visage dans un miroir. Elle ne vivait que de démission, d’attente vaine et sans aucune impatience. Elle avait d’ailleurs pris une telle habitude de compter sur les autres que, la nuit, il fallait dormir à sa place. » (L’Indifférence, p.135) Et l’effet recherché sera d’autant mieux atteint que J. Sternberg crée un décalage total entre le ton employé, volontairement neutre, et le caractère extraordinaire de ce qui est asséné.
Si la mort est omniprésente dans les textes (« La mort, avec laquelle il avait flirté durant toute sa vie. Cette fois, il l’avait épousée. », p.165, « C’est au coeur de l’hiver, sur une plage déserte, à marée basse, qu’il rencontra la Mort. », p.235), si la voix de J. Sternberg est à peine déguisée (« Il s’appelait Jacques. », p.215, « Ne me déplaçant qu’en Solex depuis bien des années. », p.279 : l’engin mythique de notre auteur !), la marque des Histoires à dormir sans vous, c’est d’abord l’érotisme (la couverture de son ami R. Topor donne le ton !) : « Il y avait un peu plus d’un an qu’il avait fait sa connaissance. Elle était devenue sa maîtresse quelques jours plus tard. Il n’aimait que très modérément faire l’amour avec elle. Il lui trouvait un corps trop mou, falot, pâlot, privé de vibrations. Ses baisers maladroits et saliveurs le laissaient également assez froid. Surtout quand cette bouche lui happait fébrilement le sexe. Mais tout changeait quand elle utilisait ses doigts à la fois timides et magiques. Qu’elle refermait sur lui avec une telle douceur, une telle science amoureuse qu’il en arriva à demander sa main à ses parents. » (La Main, p.164). Mais ces histoires de sexe, qui sont comme autant de déclarations d’amour à la Femme (« Ce n’était pas un obsédé sexuel, mais plus simplement un homme assoiffé de rencontres, hanté par le besoin de séduire des femmes et d’être séduit par elles. », p.15), sont tout sauf réelles. Ces rencontres fulgurantes : « Vêtue très chastement d’un pull rouge assez ample au-dessus d’une longue jupe noire peu moulante, elle lui avait explosé dans le regard avec une calme obscénité. » (p.44), « … il était obsédé par l’électricité sexuelle qu’elle avait dans le sang. » (p.49), « … elle lui explosa dans le regard. » (p.241) Ces scènes de sexe sans fard : « Un seul détail le hantait en permanence : le renflement exagéré de son pubis que moulait une robe d’été trop serrée. » (p.125), « Elle seule respirait à un point dérangeant l’obscénité à l’état brut et bestial sans jeu ni préméditation, le charnel offert à nu. » (p.184) Ces rencontres manquées : « Agathe n’oublia jamais cette rencontre manquée. Qui changea en réalité toute sa vie. Parce qu’elle avait été manquée justement. » (p.185) Tout n’est que fantasme : « Jusqu’à cette soirée où soudain son fantasme lui avait été présenté. » (p.45), « Dix ans et sans elle, la femme de tous ses fantasmes. » (p.195) Il est révélateur qu’un personnage, un écrivain, préfère à la femme dont il est amoureux l’héroïne de fiction qui a pris ses traits et qu’il a créée (La Littérature). Deux textes sont exemplaires : Le Couple, ou la rencontre d’un homme et d’une femme arrêtés par la police parce qu’ils n’ont pas trouvé d’autre endroit pour faire l’amour qu’un banc public;Le Trajet, ou la rencontre, dans une rame de métro, d’un homme et d’une femme qui ne se fera pas parce qu’ils ne descendent pas à la même station.
Bibliographie :
- J. B. Baronian, Panorama de la littérature fantastique de langue française, Paris, Stock, 1978, p.265-267
- J. Sadoul, Histoire de la science-fiction moderne, 1911-1984, Paris, Laffont, 1984, p.423-452
- R. Godenne, « Jacques Steinberg nouvelliste », Nouvelles et Nouvellistes belges, essai d’encyclopédie critique, Louvain-la-Neuve, Académie Bruylant, 2003, p. 367-398