77. Emmanuel Bove, Monsieur Thorpe et autres nouvelles (1988)
Emmanuel Bove (= Emmanuel Bobovenkoff, 1898-1945) est romancier (depuis une vingtaine d’années, toutes ses oeuvres ont été rééditées chez Flammarion notamment) : Mes Amis (1924-1977), Armand (1926-1977), Coeurs et vertige(1928-1988), Un Célibataire (1932-1987), Le Meurtre de Suzy Pommier (1933-1987), Un Homme qui savait (1942-1985), Départ dans la nuit, Non Lieu (1946-1988). Il laisse, également réédités, trois recueils de nouvelles et trois textes parus seuls : 1. Un Soir chez Blutel (Paris, Kra, 1927 – 1984 : avec Un Père et sa fille, Une Fugue, Bécon-les-Bruyères) – 2. Henri Duchemin et ses ombres, nouvelles (Paris, Emile-Paul Frères, 1928, 7 textes, 1983) – 3. La Coalition (ibid., 1928, 1, 1986 : Paris, Le Dilettante sous le titre Attalion – Alexandre) – 4. Petits contes (Paris, Les Cahiers Libres, 1929, 5) – 5. Monsieur Thorpe (Paris, Lemarget, 1930, 1) – 6. La Dernière nuit (Paris, Gallimard, 1937, 7 – « La Renaissance de la nouvelle »). Monsieur Thorpe et autres nouvelles (Paris, Le Castor Astral, 1988, 371 p.) est un florilège qui comprend 24 textes, dont les 4 et 5, 6 du 6 et 9 inédits : Le Canotier (paru en revue en 1984), L’Enfant (en 1983), La Fuite (en 1983), Le Docteur Aubin, La Cousine, Un Trop bon garçon, Une Jeune fille romanesque, Le Larcin, Tant que nous vivons.
A l’exception des Pâques de Kozani (une légende d’Asie Mineure : une paysanne implore le Christ pour que son mari, parti à la guerre, lui apparaisse; et il lui apparaît mais mort), les textes de E. Bove prennent racine dans le quotidien. Qu’il s’agisse d’histoires en bonne et due forme, les plus nombreuses : un homme ne retrouve pas de travail à sa sortie de prison (Le Retour), une femme ne peut s’empêcher de dire à son entourage ce que lui a révélé son mari, à savoir qu’il a surpris une de leurs connaissances avec sa maîtresse (Le Secret), un homme s’imagine gagner le coeur d’une coquette qui se moque de lui (Un Malentendu), dans une entreprise, un employé prend la défense d’un ouvrier, renvoyé parce qu’il est sorti avec une secrétaire; l’un est réintégré, l’autre perdra son emploi (Un Trop beau garçon), une adolescente s’éprend d’un homme âgé (Une Jeune fille romanesque), un couple d’acteurs minables est engagé mais l’homme a Le Trac. Qu’il s’agisse d’instants : un homme ramène chez lui une femme désespérée (Rencontre – « Je me souviendrai longtemps de ce matin de janvier. », p.67), une journée aux courses (Une Journée à Chantilly), un homme à l’hôtel, dans la chambre voisine vient de mourir une femme (Le Canotier = le meilleur texte), un médecin refuse de s’expatrier à cause de sa fille (Le Docteur Aubin), un homme n’est pas heureux chez lui, il fait un emprunt à la banque, donne l’argent à sa femme puis s’en va pour toujours (La Fuite).
Les personnages de E. Bove sont des gens ordinaires (« Celle qui lui inspirait une passion en apparence si intense n’était pourtant ni jeune ni belle. », p.151, « Et brusquement il ressemblait à tout le monde. », p.277), qui vivent une vie sans grande histoire, une vie « plate », qui en sont conscients (« La vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour lui semblait terne. », p.190), qui tentent d’en sortir, sans qu’on sache s’ils réussiront (« Il savait que ce n’était pas pour un instant qu’il venait de sortir, mais pour toujours. », p.287, « En ce moment, il n’était nulle part, et cela lui faisait du bien. », p.368). Même si l’histoire arrivée est moins banale (« Avant de continuer, c’est-à-dire avant d’essayer d’éclaircir en la faisant connaître, l’histoire incroyable qui m’est arrivée. », p.163, « Or, un soir, il arriva un petit événement qui fut la cause de grands troubles. », p.321), les événements n’ont d’importance que dans la mesure où ils permettent, grâce à la mise en place d’une analyse à la loupe, de découvrir l’essentiel de destins : « En prononçant ces trois mots, elle avait livré tout d’elle-même. » (p.59), « De temps à autre, il surprenait une partie de son image dans une glace ou dans une vitre. Il lui apparaissait qu’il était en mobile ce que le reste était en immobile. » (p.93) Si tout est triste (« Charles Morel alluma, s’immobilisa les yeux fixés sur l’enchevêtrement des tuyaux dans le coin du lavabo. Tout était vieux, ces lames de parquet rongés, cette plinthe qui se détachait du mur, ce bout de linoléum décoloré. Cette chambre, c’était lui-même. » (p.276), tout est d’abord poignant : « La détresse humaine me fait-elle horreur dès que je puis la toucher ? » (p.57), « Depuis quelques années déjà, Morel avait à la base d’une joue une petite grosseur qu’il pouvait tenir entre ses doigts. Il avait cru à un kyste, à une inflammation glandulaire. Mais il avait beau la presser, cette enflure ne lui causait aucune douleur. Non, ce n’était pas un kyste. C’était la forme du visage qui changeait. » (p.226), « Il revit les dernières années qui venaient de s’écouler. C’était effroyable. » (p.366) Indépendamment du fait que E. Bove manifeste sa présence dans les textes (« Il est un détail qui n’est peut-être pas très intéressant, mais que nous devons rapporter dans l’intention de rendre notre héros plus familier au lecteur. », p.116), il court, à travers le recueil, un ton unique, volontairement neutre, à la limite du détachement, qui fait qu’une même voix nous rend proches des personnages, de leurs souffrances comme de leurs bonheurs, et une voix qui atteint à l’universel : ce quotidien est souvent le nôtre… Toute l’écriture du quotidien, c’est ce début de Rencontre : « Il pleuvait. Bien que le ciel fût gris, des gouttes limpides tombaient sur le balcon. En été la pluie tombait de haut. Avant de toucher le sol, elle a le temps de voltiger. Elle n’obéit pas. On ne saurait dire de quel nuage elle vient. Mais par cette fin d’après-midi de janvier, c’était du ciel tout entier qu’elle tombait. Il avait plu ainsi depuis des heures sans qu’un nuage se séparât des autres, sans qu’une tache bleue éclairât le ciel, sans qu’un rayon se perdît au loin. Ce n’est pas un sentiment de mauvaise humeur qui me porte à commencer ce récit si tristement. Il pleuvait réellement ce jour-là. » (p.55) Il faut le dire : les textes n’ont pas vieilli; mieux, ils donnent une fameuse leçon, de sujet et de style, à pas mal de nouvellistes d’aujourd’hui.
Bibliographie : ?