75. Alain Nadaud, Voyage au pays des bords du gouffre et autres nouvelles (1986)
Alain Nadaud (né en 1948) est romancier : Archéologie du zéro (1984), L’Envers du temps (1985), La Mémoire d’Erostrate (1992), Le Livre des malédictions (1995), essayiste : Littératures de l’Inde (Europe, 1982, n°633-634), Ivre de livres (1989), Malaise dans la littérature (1993) – ces deux derniers ouvrages à ouvrir impérativement si l’on ne veut pas lire idiot -, traducteur : Le Terroriste et autres récits (1988), traduit de l’anglais d’un certain Vilas Sarang, qui pourrait être A. Nadaud lui-même : avec un malin plaisir, il a toujours brouillé les cartes. Il laisse deux recueils de nouvelles : 1. La Tache aveugle, nouvelles (Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1980, 15 textes – rééd. en 1990) – 2. Voyage au pays des bords du gouffre et autres nouvelles (Paris, Denoël, 1986, 14, 175 p. – Prix de la Nouvelle du Mans 1986). Un texte a paru seul : Incursion en territoire Chac-Xolt (Triolet 6, Nouvelles Nouvelles, 1990). Par la suite, d’autres nouvelles paraîtront en revues (Brèves, Nouvelles Nouvelles, NYX, Le Serpent à plumes, etc.). Il laisse deux textes sur la nouvelle : 1. la préface au second recueil (p.7-10 – un texte essentiel), avec cette formule tranchée (à cent lieues des clichés qui courent sur le genre) : « La nouvelle, c’est la guérilla, non seulement entre les genres institués et dominants (roman, biographie, mémoires, etc.) qui forcent le nouvelliste à adopter une position de franc-tireur, mais aussi contre soi-même. Car la nouvelle entend réaliser la gageure de se pencher au plus fin du bord de ce gouffre d’où l’écriture même sourd et brusquement surgit … » (p.3) – 2. « De la circularité : Borgès, Poe, Kafka », in 43 écrivains manifestent pour la nouvelle, Nouvelles Nouvelles, n° spécial, 1988, p.49-57 – texte fort voisin de celui paru la même année en préface au Terroriste.
Nous plongeant dans un passé lointain, trois des nouvelles du Voyage au pays des bords du gouffre racontent des histoires étranges, singulières, celles d’une attente qui se solde par un terrible échec : un marin grec projette de parvenir aux extrémités de la terre pour contempler l’infini; il sera arrêté au pays des Irgousthèmes, « ceux qui côtoient les gouffres »; terrifié par le spectacle de ses hommes qui disparaissent dans ces gouffres, il revient pour annoncer à tous que la terre n’est pas ronde (Voyage au pays des bords du gouffre – « … je me sens mourir, et cela revient à peu près au même; pourtant, de tout cela au bout du compte, je n’ai gardé qu’un indéfectible regret, comme quelque morsure secrète au coeur : n’avoir pas eu assez de courage ou d’inconscience pour succomber à ce qui devrait être en effet une bien terrible jouissance et, moi aussi, sauter comme les autres. », p.22), Attila lève des troupes pour investir une ville, mais il ne rencontre qu’une terre envahie par une nuée d’insectes (Attila – « Qu’était devenue, derrière ses murailles, la ville aux mille coupoles ? », p.53), un Phrygien, aux ordres du clergé de Byzance, entreprend de détruire les douze statues d’une basilique « qu’une idiote superstition prétendait invisibles et capables de s’animer pour châtier l’hérétique qui oserait y porter la main. » (p.70), mais il n’en sortira pas vivant (L’Iconoclaste – sous le même titre a paru en 1989 un roman de l’auteur sans rapport avec cette nouvelle).
Dans les onze autres nouvelles, au-delà d’un même et unique sujet : l’écriture, c’est la symbolique de toute vie fondée sur la plus haute exigence, la plus grande passion, qui se voit pour le pire ou le mieux confrontée à la réalité, qui est illustrée ici : alors qu’il meurt tabassé, un gardien de parking trouve la force de penser aux pages qu’il écrivait (Mort au parking – « J’emportais avec moi la vision de cette détresse impossible à soulager. J’en conçus du remords avec, en dernier lieu, le sentiment de ma propre imperfection. », p.42), la vie de chahut qu’il subit finit par avoir raison des aspirations littéraires d’un professeur : il brûle ses écrits (La Tentation de Pierre Villequiers – « …cette oeuvre, conquise pas à pas sur la fatigue et le découragement, qui avait reculé les bornes du quotidien, figé le cours irréversible du temps, se découvrait-elle finalement vaincue par ce qu’il lui avait été définitivement possible de conjurer […] elle avait fini par céder à la pression continue qu’exerçait sur elle la réalité avec toute son horreur et sa banalité. », p.64), un homme se réfugie dans un pays où tout le monde écrit (Exil en Grande-Scripturie), un condamné à mort s’adresse au chef de l’État pour lui demander sa grâce; en se relisant, il s’aperçoit qu’il a laissé une faute d’orthographe (La Faute – « L’accord du participe passé ! […] j’avais oublié l’accord […] Mais n’avais-je pas relu et vérifié cent fois ce bout de lignes ? Comment n’avais-je pas perçu […] ce silencieux effondrement de sens qui vidait la phrase de son sang et la faisait presque tomber tout entière en poussière ? », p.140), un berger rencontre l’esprit du livre (Le Buisson ardent), un homme vit dans les livres (L’Atelier), un homme ne pense qu’à écrire (Le Chant de l’encre) … Une telle thématique, originale parce que hors norme et rare, est placée sous le signe évident de Borgès. Même si le principe de densité est affirmé comme élément primordial d’une esthétique (préface, p.8), la lecture des textes n’est jamais difficile parce qu’elle est fascinante. A cet égard, deux textes sont exemplaires : Le Droit à la virgule : un écrivain politique refuse d’enlever une virgule d’un de ses textes, ce qui signifie la fin de sa carrière; La Biographie : dans la Chine ancienne, un empereur amène son ancien précepteur à le haïr, en le spoliant, en l’humiliant, afin qu’il rédige de lui la seule biographie possible (« Il fallait que cette biographie vînt au jour contre la volonté de son auteur […] Plus encore, il fallait que la haine fût le ressort premier de cette activité d’écrire […] seule la rage continue et inassouvie pouvait donner assez de tranchant aux contrastes de cette oeuvre à la recherche de son véritable relief. », p.126). « [Le Voyage au pays des bords du gouffre et autres nouvelles] apparaîtra donc comme le lieu où, sous différents angles, l’écriture s’affronte à elle-même dans le but de se saisir enfin et de connaître ce qui la fonde sans que celle-ci, menacée à chaque instant, ne veuille jamais rien céder du secret qui l’accable, si ce n’est, au terme de chaque texte, dans les chutes, quelques débris ou infimes parcelles d’une vérité éclatée à travers laquelle l’écrivain tente de reconstituer son image perdue, comme dans l’étoilement de quelque miroir très anciennement brisé. Duel de l’écriture avec elle-même pour un enjeu à la fois essentiel et dérisoire dont l’auteur n’est, en dernier lieu, rien d’autre que le témoin impuissant et, son corps, le champ clos où se déroulent ces cruelles et imperceptibles opérations. » (p.10). On s’étonnera que les théoriciens actuels de la nouvelle ne se réfèrent jamais à un recueil qui pose avec autant d’acuité le problème des rapports entre l’écriture et un genre particulier (Nième preuve qu’ils lisent décidément peu les oeuvres).
Bibliographie :
- dossier A. Nadaud, Brèves, été 1987, n°26
- dossier A. Nadaud, Taille Réelle, 1988, n°13