74. Julien Green, Histoires de vertige, nouvelles (1984)
Julien Green (1900-1999) est romancier : Mont-Cinère (1926), Adrienne Mesurat (1927), Léviathan (1929), Si j’étais vous (1947), Chaque homme dans sa nuit (1960) auteur de théâtre : Sud (1953), Automate (1985); depuis 1983, il publie son Journal. Il laisse deux recueils de nouvelles : 1. Le Voyageur sur la terre (Paris, Plon, 1930, 4 textes – Livre de Poche 203) – 2. Histoires de vertige, nouvelles (Paris, Seuil, 1984, 20, 221 p. – Points Roman 534 – rééd. en 1997 : Paris, Fayard, il a été, en 1977, distribué par le Livre de Poche (n°5006) avec une préface de l’auteur. En quelques lignes, il a donné une des meilleures définitions de la nouvelle qui soit : « Pour moi il n’y a aucun lien entre nouvelle et roman, car la nouvelle, la « shortstory« , n’est pas un court roman, mais un récit où, quand tout est dit pour l’auteur, celui-ci s’arrête. Commence alors le rêve. » (2, avant-propos).
Les textes des Histoires de vertige sont inédits : L’Apprenti psychiatre est le premier texte écrit par l’auteur, et en anglais : paru dans The Virginia Quartely Review (1920), en 1976, traduit en français avec une préface de E. Jourdan pour un petit livre d’étrennes hors commerce distribué par le Livre de Poche (« Traduire moi-même en français le récit qu’on va lire m’eût soumis à la tentation de le concevoir de nouveau et autrement », p.12); la majorité des autres textes s’échelonne jusqu’en 1932, les derniers couvrant les années 1936-1956. Que ces textes qui jalonnent la grande période romanesque de J. Green aient dû attendre si longtemps pour être repris en recueil indique assez que l’auteur ne s’est jamais considéré comme un nouvelliste à part entière. Comme de quoi au XXe siècle, contrairement au XIXe siècle, la nouvelle est rarement tenue pour une voie royale.
Seuls deux textes des Histoires de vertige sont des histoires fantastiques : Le Rêve de l’assassin (le monde des cauchemars devient réalité : « J’ouvris les yeux dans ma chambre. Des poings furieux épaulaient ma porte. Comme elle cédait et qu’apparaissaient par les fentes du bois des visages grimaçants de haine, je fis un grand effort, je courus à la fenêtre et me dressant sur le banc d’appui je sautai. Comme je voltigeais par les airs et quittais mon corps qui s’en fut se broyer sur le sol, mon esprit s’échappa, mais ne put jamais retrouver le troisième univers et j’erre dans celui des assassins. », p.54-55), La Grille (une petite plaque de métal permet de déchiffrer la langue d’un manuscrit ancien, mais fait aussi disparaître son possesseur). Les Histoires de vertige, ce sont d’abord des histoires étranges, inquiétantes : un homme loue une chambre malgré le comportement singulier de la petite-fille de la propriétaire (Chambres à louer – « Je n’avais pas lâché la grille. A ce moment, je poussai involontairement un cri, car la petite fille m’avait éraflé la main de ses dents. Je saignais un peu. », p.33), un malade épie ses serviteurs (Journal d’un incompris – « Pourquoi m’attaché-je à épier les gestes de ces gens ? N’est-ce pas, hélas, que je me retrouve en eux ? », p.62), caché dans la chambre d’un ami, un enfant l’entend dire : « Je t’aime, entends-tu ? Je t’aime. » (Fabien, p.70). Les Histoires de vertige, ce sont encore des histoires cruelles, proches de l’anormalité : un précepteur s’occupe mal d’un enfant à l’esprit dérangé; un jour, on trouve « … Pierre-Marie de Fronsac, la tempe trouée, et, jouant dans un coin avec le pistolet neuf, un fou délirant » (L’Apprenti psychiatre, p.25), un pasteur fait périr par le feu du bûcher des pêcheurs (La Leçon – « Roger se jeta dans l’escalier le coeur battant. Ce n’était jamais agréable de voir brûler un homme et le garçon ne s’était rendu à ce spectacle que malgré lui et sur l’injonction de son oncle, à qui il valait mieux ne pas désobéir. », p.27), un homme quitte un univers familial de goinfreries (« … il sanglait son estomac avec trois sous-ventrières de cheval, mais elles craquaient avant la fin du repas et il fallait toujours qu’on le délivrât […] Alors le ventre, libre et plein, sautait sur les cuisses et roulaient jusqu’aux genoux. » (L’Enfer, p.177), un homme terrorise une petite fille en la laissant dans le noir (La Peur), incapable de produire quoi que ce soit, un homme noircit tous les livres de sa bibliothèque (Le Grand oeuvre de Michel Hogier). Les Histoires de vertige, ce sont enfin de courts instants de vie d’apparence anodine mais qui sont le révélateur de destins : dans ces affrontements à deux où chacun tombe le masque (Portraitde femme, La Belle provinciale, La Réponse), dans ces moments de solitude vécus par un enfant (Le Dormeur, L’Escalier : « L’escalier de la peur s’enfonçait en lui-même et le sang y descendait sans fin. », p.80)
Énigmatiques, mystérieuses, les Histoires de vertige (« … cet homme capable d’avoir cédé au vertige d’une minute », p.28) sont des textes où l’essentiel n’est jamais formulé expressément. Tout se passe – c’est le miracle de la nouvelle réussie – après.
Bibliographie :
- M. Fr. Canérot, « La nouvelle source de la création romanesque chez Julien Green », Lectures de Julien Green, Société Internationale d’Etudes greeniennes, 1994, p.89-99