72. Pierre Siniac, L’Unijambiste de la cote 284 (1980)
Pierre Siniac (1928-2002), qui signa parfois Pierre Signac, est un auteur de romans policiers publiés dans la Série Noire, au Fleuve Noir, au Masque, chez Fayard Noir, NEO, Rivages Noir : Les Morfalous (1968 : le médiocre film qui en a été tiré avec Jean-Paul Belmondo s’en inspire à peine), Deux pourris dans l’île (1971), Aime le maudit (1980), Monsieur Cauchemar (1980), Femmes blafardes (1981), Comment tuer son meilleur copain (1981), Ferdinaud Céline (1997), et la série des Luj Inferman’ et Le Clodique (7 titres), qui a ses aficionados (dont mon fils !) : Les 401 coups de Luj Inferman’ (1972), Luj Inferman’ ou Macadam Clodo (1982). Il laisse cinq recueils de nouvelles : 1. L’Unijambiste de la cote 284 (Paris, Gallimard, 1980, 7 textes, 247 p. – Série Noire 1773 – Folio 2045 – Grand Prix de Littérature Policière avec le 2 et Aime le maudit) – 2. Reflets changeants sur mare de sang (id., 1980, 7 – Série Noire 1776) – 3. Folies d’infâmes(id., 1983, 10 – Série Noire 1938) – 4. Viande froide, nouvelles saignantes (Paris, NEO, 1985, 7) – 5. Les Ames sensibles(Paris, Denoël, 1991, 5). Essentiellement romancier (comme tous les auteurs policiers français), P. Siniac n’en aime pas moins composer des nouvelles : « … faire de la nouvelle. Je trouve ça beaucoup plus jouissif. Dans 80 % des cas le roman – je parle du polar – exige du « remplissage » pour cadrer avec l’épaisseur des volumes de telle ou telle collection. Avec la nouvelle, pas de « graisse ». Je me suis amusé en faisant Dame de compagnie [voir ci-dessous] – c’est plutôt une petite fantaisie, une « pirouette », mais je préfère écrire des nouvelles assez longues [les nouvelles tournent généralement autour de la quarantaine de pages]. Je dois préciser que ça donne beaucoup de travail. » (interview dans Polar, X, 1980, n°14, p.19). Des nouvelles de P. Siniac figurent dans des anthologies : Paris Noir, recueil de nouvelles policières (Paris, Le Dernier Terrain Vague, 1980), Nouvelles noires (Ed. Encre, 1985 – R. Martin), La Crème du crime, anthologie de la nouvelle noire et policière(Nantes, l’Atalante, 1995, 2 vol. – M. Lebrun, Cl. Mesplède).
Deux nouvelles s’inscrivent dans le cadre de la guerre : en 1917, au lieu de conduire en Suisse un groupe de planqués fortunés, un caporal les amène au front; contre toute attente, ils se comporteront en héros (L’Unijambiste de la cote 284), de 1940 à 1944, la famille d’un combattant de 1914 lui fait croire que Pétain est resté fidèle à la France (Le Pétainiste). Les cinq autres nouvelles sont des histoires policières : un truand rangé, en achetant un tableau récent représentant un complice qu’il a dénoncé jadis à la police, comprend qu’il est sorti de prison et qu’il vient se venger (Un Fameux coup de pinceau), sept dames de compagnie se succèdent pour garder un appartement … vide (Dame de compagnie); trois sont des histoires de machination : une qui réussit (Les Après-midi de Monsieur Fontaine : grâce à la complicité involontaire de témoins, une femme est acquittée du meurtre de son mari), deux qui ratent parce que l’assassin s’est trompé de victime (Adieu, ma beauté, référence à J. H. Chase, Pas de partage, le meilleur texte). Dans une certaine mesure, la nouvelle de P. Siniac s’inscrit dans ce courant néo-polar qui s’est imposé dans les années 70, fondé sur le refus de l’intrigue à énigme, privilégiant la description sans concession de notre société, violente, pourrie par l’argent, la politique, où le personnage central est un marginal, un paumé, etc., un courant qui a fait fuir nombre de vrais amateurs de récits policiers (Il y aurait là un beau sujet à traiter : en quoi l’intrusion de la politique, aliénée souvent à un gauchisme élémentaire, dans la nouvelle policière – comme dans la nouvelle de science-fiction, s’est-elle révélée un facteur déterminant de désaffection du public ?). Mais je rassure tout de suite : P. Siniac n’a jamais cédé à une telle mode, et c’est précisément parce qu’il a su rester lui-même qu’il se différencie des F. H. Fajardie, M. Villard ou autres D. Daeninckx (le nouvelliste à la mode des années 90), qui s’obstinent à ressasser les mêmes obsessions stériles.
Les nouvelles de P. Siniac tranchent parce qu’il est un adepte de la fantaisie et de l’humour noir. Par les sujets grinçants de cruauté : un des planqués fait revenir une compagnie sur les lieux de ses exploits (la cote 284) pour récupérer son argent, compagnie qui sera décimée à l’exception de cet unijambiste de la cote 284; la famille a monté cette comédie pour s’emparer du « magot » du vieux combattant, qui n’est en fait qu’une… lettre de félicitations du maréchal. Par l’idée (les trois machinations) et la chute : la maison de la Dame de compagnie n’est pas vide : dans un placard se trouve le cadavre de la maîtresse des lieux; le truand réalise que le tableau est un autoportrait… Par le ton employé : ou créer un décalage entre l’énormité des faits et le ton adopté pour les rapporter volontairement neutre, ou faire ouvertement rire par une veine des plus réjouissantes, des plus incongrues (comme P. Gripari, P. Siniac est un nouvelliste « rigolo ») : « … c’était le neveu du député or La Loi » (p.17), « le député IXYgrec » (p.21), « Et il se boyautait l’enflé » (p.25), « son gros menton de gastronome de chez Maxime’s tremblotait imperceptiblement » (p.34), « On se demande comment on peut abîmer la campagne française de cette façon ! Et il y a plein de débris, [assènent les planqués en découvrant le champ de bataille]. » (p.35), « C’était la bonne petite médiocrité, dont s’accommodent la plupart des gens. » (p.203), « Enfin quelqu’un que ma binette faisandée amusait un peu (Nouvelle marrade). » (p.205), « cette masure qui sent le vieux pansement » (p.220), « Après lui avoir enveloppé le crâne qu’elle avait sanguinolent » (p.237), « Je n’étais pas mécontent de mon petit crime. » (p.238). Il y a une filiation évidente entre P. Siniac et M. Aymé – décidément le maître de beaucoup (« Oui, j’aime beaucoup le fantastique. Mais uniquement le fantastique « quotidien », à la Marcel Aymé par exemple […] Il faut qu’il y ait à la base une invention, un postulat que le lecteur doit accepter d’emblée, une idée saugrenue, originale bien implantée dans le quotidien. Chez Marcel Aymé, l’amateur est gâté. » (ibid., p.10), entre encore P. Siniac et P. Gripari. Ce serait là un autre beau sujet à traiter. Ce serait surtout un moyen d’en finir avec cette idée, fausse, que la nouvelle policière n’est pas une nouvelle « littéraire ». Je donne beaucoup de recueils actuels pour un seul de P. Siniac.
Bibliographie :
- Dossier P. Siniac, Polar, X, 1980, n°14
- Spécial Siniac, Séries B, 1985, n°7