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71. Michel Tournier, Le Coq de bruyère, contes et récits (1978)

71. Michel Tournier, Le Coq de bruyère, contes et récits (1978)

Michel Tournier (né en 1924), membre de l’Académie Goncourt, un des fondateurs des Rencontres Internationales de Photographie d’Arles, est romancier : Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), Le Roi des aulnes (1970), Les Météores (1975), Gaspard, Melchior et Balthazar (1980), La Goutte d’or (1986), essayiste : Le Vent paraclet (1977), Le Vol du vampire (1982). Il laisse deux recueils de nouvelles : 1. Le Coq de bruyère, contes et récits (Paris, Gallimard, 1978, 14 textes, 309 p. – Folio 1229) – 2. Le Medianoche amoureux, contes et nouvelles (id., 1989, 20 – Folio 2290).

Avec J. M. Le Clézio, M. Tournier, deux romanciers célèbres, célébrés (mais non par tous …), de cette fin de siècle, a en commun : 1. d’être un nouvelliste, qui se vend bien, l’exception ! (en 1988, par exemple, 80.000 exemplaires du Medianoche amoureux pour … 8.000 du Jardin dans l’île de G. O. Châteaureynaud) – 2. d’être un nom largement mentionné par les histoires actuelles de la littérature française ou les manuels scolaires alors qu’à l’inverse les ouvrages récents sur la nouvelle s’y réfèrent à peine, comme si le fait d’être d’abord romancier lui enlevait tout crédit à écrire des textes courts ! – 3. d’être un auteur dont les nouvelles passent en Folio Junior ou autres collections pour enfants.  Attention, réserves cependant ! Car c’est parce que M. Tournier est devenu une vedette commerciale incontournable qu’il se vend (j’inclinerai à penser que l’on achète avant tout le dernier Tournier, comme on achète à présent le dernier T. Ben Jelhoun), et qu’il est cité dans les histoires littéraires (la tyrannie de la mode !). La chose est d’autant plus piquante (ou énervante) que M. Tournier n’a cessé de dire le plus grand mal de la nouvelle.  Cela commence, à ma connaissance, en 1978 : « La nouvelle se veut réaliste, et cela seulement. » (« Sur la nouvelle et le conte », Bulletin de l’Académie Royale [Belge] de Langue et Littérature Française, X, 1978, p.17-26), se poursuit en 1979 : « L’auteur de nouvelles n’illustre rien. » (« Deux histoires de femmes », La Nouvelle, Sud, 1979, n°30, p.4-8), en 1981 : « …son horizontalité exclut […] toute transcendance. » (« Barbe-bleue ou le secret du conte », Le Vol du Vampire, Mercure de France, 1981, p.34-40), en 1983 : « Je n’écris que des contes, je n’ai jamais écrit de romans, ni de nouvelles. » (Brèves, actualité de la nouvelle, n°10, été 83, p.59-78), en 1984 : « Je n’ai jamais écrits de nouvelles. » (interview, Contre-Ciel, n°8, p. 81-83), en 1989 : « … les nouvelles, âprement réalistes, pessimistes, dissolvantes. » (Le Medianoche amoureux, p.40) jusqu’en 1990 : « La nouvelle n’est qu’un constat. » (« Orgueil et humilité du conteur », Pour la nouvelle, Bruxelles, Ed. Complexe, 1990, p.55-58), en attendant la prochaine sortie… Il ne s’agit jamais que de ravaler la nouvelle au profit du conte : « … [les histoires vraies = les nouvelles] se distinguent profondément des fables ou des contes qui s’acharnent à faire passer leur contenu allégorique ou mythologique sous l’apparence la plus banale et la plus ordinaire. Ensuite ces histoires vraies tournent court. Elles épuisent tout leur éclat dans la lettre même de l’anecdote. Après cela plus rien.  Au lieu que le conte hanté par une signification énigmatique, comme une vieille demeure par un fantôme, retentit indéfiniment d’échos, de réminiscences, de pressentiments. » (La Nouvelle, Sud). Bel exemple de « théoricien » qui élève sa conception des choses en dogme. M. Tournier n’est pas le seul à tenir pareil discours, mais il est sans doute le plus radical. (La réalité des textes, soyons sérieux, est plus complexe.)

Composé d’histoires courtes ou plus étendues, Le Coq de bruyère, contes et récits se caractérise par la diversité des sujets :

– des histoires célèbres que l’on transforme/récrit, de manière ingénieuse, pour leur conférer une signification pour le moins inattendue, et qui ne manquera pas de faire sourire (une constante chez les nouvellistes du XXe siècle, la fantaisie littéraire) : même s’il a tué Abel, c’est Caïn qui inspire la sympathie (La Famille Adam), rentré chez lui, Robinson Crusoé n’aspire qu’à retourner dans son île pour y rejoindre Vendredi, mais il ne la retrouvera jamais (La Fin de Robinson Crusoé), quel scandale dans ce petit village où l’on voit un 25 décembre le Père Noël, en fait une institutrice anticléricale, donner le sein au petit Jésus … qui est son bébé (La Mère Noël, conte de Noël), Pierre Poucet fugue parce qu’il refuse d’habiter avec ses parents dans un building; il échoue dans la famille Logre et ses sept filles, qui forment une sorte de communauté hippie; avant de se faire arrêter par la police, Logre « qui est beau comme une femme » (p.55) lui donne ses bottes de rêves (La Fugue du Petit Poucet, conte de Noël), Tristan Vox, grand reporter radio, séduit les auditrices par sa voix; l’une d’elles, qui se fait appeler Yseult, le harcèle; quand il réalise qu’elle est sa femme, il arrêtera les émissions (Tristan Vox).

– des histoires « initiatiques » : ballottée entre deux jardins, celui ordonné de ses parents, celui sauvage où se réfugie son chat, qui se révèle être une chatte, une petite fille s’éveille à la sexualité (Amandine ou les deux jardins, conte initiatique), la découverte de sa différence avec les filles conduit un petit garçon à se castrer (Tupik).

– des histoires singulières, dont les protagonistes sont des extravagants mus par une idée fixe : pour nourrir sa famille, un pianiste, jadis enfant prodige, se produit dans des endroits minables (Que ma joie demeure, conte de Noël), un routier voit sa vie basculer le jour où, sur une aire d’autoroute, il rencontre puis perd une inconnue (L’Aire du muguet), obsédée par l’idée de saisir le direct, une photographe filme la mort d’un de ses modèles (La Jeune fille et la mort), la femme d’un vieux lubrique feint d’être aveugle pour le retenir près d’elle, mais ce ne sera bientôt plus nécessaire : la paralysie le cloue chez lui (Le Coq de bruyère), un clerc de notaire, nain difforme, devient l’amant de l’une de ses clientes; après l’avoir tuée pour qu’elle ne lui échappe pas, il se transforme en une sorte de monstre assoiffé de domination : « … l’horrible qualité de nain l’avait investi et avait fait de lui un monstre sacré. » (p.102); avec pour partenaire – et amant – l’époux de sa première maîtresse, il deviendra l’attraction d’un cirque (Le Nain jaune – né d’après l’auteur d’une lecture des Mots de Sartre – le meilleur texte). On rangera ici Le Fétichiste, un acte pour un homme seul, ou le monologue d’un obsédé sexuel qui finit à l’asile.

Au-delà des thèmes propres à M. Tournier (l’identité sexuelle, la gémellité, l’ordre des choses subverti, etc.), au-delà de l’intérêt qu’il y aurait à étudier comment les nouvelles peuvent être transformées en textes pour enfants (quel beau sujet à traiter), deux enseignements sont à retirer de la lecture du Coq de bruyère, contes et récits. D’une part, M. Tournier a compris que pour être le plus efficace possible un nouvelliste doit être un conteur. Et donc de capter l’attention dès le départ : « Au commencement il n’y avait sur la terre ni herbe ni arbre. Partout s’étendait un vague désert de poussière et de cailloux.  Jéhovah sculpta dans la poussière la statue du premier homme.  Puis il lui souffla la vie dans les narines. Et la statue de poussière s’anima et se leva. A quoi ressemblait le premier homme ? Il ressemblait à Jéhovah qui l’avait créé à son image. Or Jéhovah n’est ni homme ni femme. Il est les deux à la fois. Le premier homme était donc aussi une femme. » (La Famille Adam, p.11), de relancer l’attention : « Les choses auraient pu en rester là. Au contraire, elles s’enchaînèrent de la façon la plus diabolique. » (Tupik, p.74), de clore l’aventure sur une dernière image frappante : « … ils voyaient passer la baronne décidément guérie de sa cécité, raide, grave et sereine comme la Justice, poussant devant elle le fauteuil roulant du baron. Le Coq de bruyère réduit à la moitié de lui-même s’y recroquevillait, triste et rabougri. Il était soudé à une demi-figure de chaise paralysée, une caricature cruelle de ce qu’il avait été, une moitié de visage figé dans un rictus égrillard, l’oeil cligné, la main précieusement crispée, ramenée contre son gilet, comme s’il répétait indéfiniment et silencieusement : « Le bonheur parfait ! le bonheur parfait ! » (Le Coq de bruyère, p.233). D’autre part, le recueil nous apprend qu’il y a toujours quelque chose de vain à trop codifier une réflexion. Si Le Coq est sous-titré « contes et récits », seuls quatre textes ont été désignés par « conte » tandis que « récit » n’accompagne aucun titre. Comme ce dernier mot ne se lit jamais dans les déclarations de l’auteur pour être opposé à « conte », on pourrait avancer l’hypothèse qu’il a été mis à la place de « nouvelle », tellement l’aversion de l’auteur, en 1978, pour « nouvelle » était affirmée (mais … plus par la suite puisque Le Medianoche amoureux est qualifié de « contes et nouvelles » – ce qui laisse assez rêveur sur les humeurs changeantes de notre homme).  Mais est-ce dire que les dix autres textes du Coq de bruyère sont des nouvelles au sens où l’entend M. Tournier ? C’est ici que se compliquent les choses. Car quelle différence existe-t-il entre La Famille AdamLa Fin de Robinson Crusoé et La Mère Noël, conte de NoëlLa Fugue du Petit Poucet, conte de Noël, textes qu’on peut regrouper sous une même rubrique ? De même pour Amandine ou les deux jardins, conte initiatique et Tupik ?  Toute l’ambiguïté des intentions de M. Tournier éclate avec ces trois « contes de Noël », qui n’ont aucun point commun : La Mère Noël est une pochade; La Fugue du Petit Poucet, une fantaisie littéraire; Que ma joie demeure, une tranche de vie réaliste. C’est à s’y perdre tant l’inanité du débat, imposé/provoqué par l’auteur lui-même, se fait jour. Ne serait-il pas plus judicieux de dire et de montrer que tous les textes du Coq de bruyère, sous une forme allégorique ou non, ouvrent sur l’âme humaine de sombres mais toujours passionnantes perspectives ?

Bibliographie :

  • « Michel Tournier n’est pas romancier », interview, Brèves, actualité de la nouvelle, n°10, été 83, p.59-78
Publié dansUn tour du monde de la nouvelle en 80 recueils